Présentation de La Théorie Sensorielle
le 14 janvier 2014 | par Philippe Roi et Tristan GirardUne archéologie de la perception sensorielle
Comment le cerveau intègre-t-il les informations qu’il perçoit par les sens pour que nous puissions interagir avec notre environnement ? A-t-il élaboré un code pour traiter la masse colossale de données que tout être humain enregistre chaque jour au cours de sa vie ? Comment perçoit-il l’espace et le temps pour indexer ces informations ? Mais surtout, de quelle façon parvient-il à reconstruire, à partir des entrées sensorielles, une représentation du monde en schématisant l’organisation de ces données au point de pouvoir, dans certaines conditions, anticiper les événements ? Il est devenu crucial de pouvoir répondre à ces questions pour définir les règles d’intégration qui sont à la base des grandes fonctions sensorielles, cognitives et comportementales.
Une des difficultés majeures pour y parvenir réside dans le fait que cette schématisation sensorielle de l’information s’applique à tous les domaines. Elle peut donc être abordée de bien des façons. Toutefois, quel que soit l’intérêt que l’homme porte aux mathématiques, à la physique, à la biologie ou à l’économie, c’est avant tout à lui-même qu’il s’intéresse et à la technologie parce qu’elle structure son cadre de vie et fait partie des moyens qu’il sollicite spontanément pour agir. Cette considération nous a incités à consacrer le premier chapitre de La Théorie Sensorielle au moment où l’homme est passé du statut de chasseur-cueilleur à celui d’agriculteur-éleveur. Cette période, au cours de laquelle il commença à modifier son environnement en manipulant le vivant – végétal et animal – devait faire de lui un villageois, puis un urbain. Elle allait aussi libérer des flux démographiques qui aboutiraient à une transformation de la société, au sein de laquelle une élite dominante allait procéder à l’élaboration d’un code de vie sociale auquel l’humanité est encore soumise.
Dans le deuxième chapitre, nous nous attarderons sur le 4e millénaire avant notre ère, période au cours de laquelle l’humanité néolithique s’est engagée sur une voie qui allait la conduire à un mode de vie urbain. L’agglomération qui se forme à cette époque est une société qui n’a plus rien de commun avec les premières communautés agricoles, ni même avec les chefferies qui leur ont succédé. La préhistoire cède la place à l’histoire et c’est un autre monde, un autre mode de vie politique et sociale qui se met en place. C’est au sein de cette société si profondément modifiée que sont faites sept inventions remarquables : l’araire, le moule à briques normalisé, l’écriture, la comptabilité, la harpe, le métier à tisser vertical et l’image de cônes. Ces inventions engendreront à leur tour sept concepts fondamentaux : l’agriculture, l’urbanisme, l’administration, l’économie, la communication, l’industrie et l’information, qui constituent les fondations sur lesquelles reposent toujours nos sociétés contemporaines. Nous essaierons alors de comprendre comment ces inventions ont pu être élaborées sur des modèles identiques à ceux qui permettent aux organes sensoriels de traiter l’information, malgré le fait qu’ils étaient à l’époque inaccessibles à la perception et à la compréhension.
Dans le troisième chapitre, nous aborderons l’ordre dans lequel ces sept inventions ont été réalisées et nous chercherons à comprendre si elles résultent d’une dynamique déterministe ou d’un système instable imprédictible, malgré leur simplicité apparente et le nombre restreint de leurs variables. Nous formulerons alors l’hypothèse selon laquelle ces inventions pourraient être le produit de l’analogie et de la catégorisation, nos travaux nous ayant conduits à envisager l’existence d’un processus d’analogies sensorielles. Pour le comprendre, nous devrons dépasser le cadre traditionnel des études de l’analogie. En effet, celui-ci privilégie la thèse selon laquelle l’analogie et la catégorisation sont fondées sur la ressemblance entre deux domaines, reléguant ainsi loin de l’investigation expérimentale et de la simulation les hypothèses s’articulant autour de l’interaction entre deux systèmes distincts, comme les inventions urukéennes et les organes des sens. Puis, nous décrirons plusieurs évènements neuronaux non-conscients qui précèdent et influencent, selon nous, ce processus d’analogies sensorielles. Enfin, nous présenterons un modèle qui rend compte des mécanismes donnant naissance à l’invention, en démontrant que la source d’inspiration intuitive n’échappe pas à toute dénomination. En effet, si les Urukéens ne disposaient pas de technologies leur permettant d’observer le fonctionnement des organes des sens, l’intégration des schémas biologiques de ces derniers dans la constitution de ces inventions pourrait indiquer, en revanche, qu’une pensée est préordonnée par l’organisation des structures corticales qui la produisent. De cette façon, une invention subirait lors de sa conception trois contraintes majeures : la première lui serait imposée par son environnement ; la deuxième par l’anatomie et la physiologie des organes des sens (puisque l’homme ne perçoit l’environnement que par leur intermédiaire et ne peut mettre en pratique les idées qu’il engendre que par leur intercession), la troisième enfin lui serait prescrite par le respect des propriétés du système physique qui l’engendre, autrement dit le cerveau. Or, nous savons que celui-ci possède deux particularités essentielles. D’une part, une plasticité qui lui permet de se modifier constamment en fonction de ses expériences et qui ne se limite pas à des zones particulières, mais qui s’étend à la totalité du cerveau. D’autre part, une connectivité, qui malgré son extrême densité n’est pas aléatoire, mais reflète une architecture particulière constituée d’amas de neurones reliés entre eux par un vaste réseau de connexions réciproques. Ainsi, du simple fait de l’évolution, la logique des processus naturels qui régit la formation des organes des sens serait, en quelque sorte, incorporée dans les réseaux neuraux du cerveau humain. À ces architectures génétiques, morphologiques et physiologiques, viendrait s’ajouter l’empreinte plus abstraite du non-conscient cognitif qui participe aux phases initiales de l’organisation de la pensée. C’est lui, s’inspirant de tout ou partie d’un organe des sens, qui réunirait les éléments d’une invention. Autrement dit, le non-conscient cognitif se servirait des éléments constituant un organe sensoriel (le domaine source) pour inspirer au conscient la forme et l’assemblage des pièces qui lui permettront de concevoir un instrument (le domaine cible). Ainsi, les deux domaines seraient différents, mais les rôles que chacun jouerait dans la structure de relation seraient identiques. Dès que l’appariement et la projection par le non-conscient cognitif seraient réalisés, il deviendrait possible pour le conscient de construire le nouveau domaine, autrement dit de percevoir ou de se représenter l’objet mentalement aussi bien sur son plan structurel que fonctionnel et ainsi, de le concrétiser sur le plan réel. Il s’agirait là de ce que nous appelons une « invention ».
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